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Ia Sentinelle de Thibodaux. JOURNAL DU*9" E DISTRICT SENATORIAL. JOURNAL OFFICIEL DE LA VILLE DE TH1B0DAUX ET DE LA VRAIE DEMOCRATIE DE LAFOURCHE. VOL. 28 THIBODAUX, Lue, SAMEDI, 3 DECEMBRE 1892. Xo. 18. HISTOIRE ---d'un FORESTIER. FEUILLETON. VIL CS PEU D'HISTOIRE NATURELLE EN ACTION. -- Suite - Les nécrophores commencent par pondre leurs œufs daus le corps de la bête, puis ils s'occupent au plus vite de l'enterrer. Leurs pattes robustes et crochues leur permettent de s'acquitter aiséu ent de leur rôle de fossoyeurs. Le terrain est-il rocailleux, les nécrophores s'attellent à leur proie et la transportent en un endroit plus propice. Ainsi abritées par la terre, les larves nées des œufs trouvent le domicile et la nourriture ; elles se transforment à leur aise eu insectes parfaits, en nécrophores de l'avenir. —Tu ne saurais croire, ajouta le père Josué ce dimanche-là, combien l'instinct de ces bêtes, si déplaisantes au premier abord, est ingénieux. Un jour, un naturaliste de ma connais sance s'avisa de planter une taupe au bout d'un bâton fiché dans de la terre molle; je cr éais mettre les nécro phores dans un grand embarras ; ils arrivèrent bientôt, d'un vol rapide, des divers points de l'horizon. Après s'être bieu rendu compte de la difficulté, sais-tu ce qu'ils firent ? Je les vis s'abattre au pied du bâton, remuer la terre de façon à le déraci ner, faire tomber la taupe, puis procéder tranquillement à leur petit travail. Dans une autre promenade, sur les prairies du col du Donon, nous vîmes à l'œuvre les cousins-germsins des habitants des bouses. M. Spitz me montra l'un d'eux qu'on appelle ùsyphe ; ce singulier animal possède une paire de longues pattes placés à l'arrière du corps et qui lui servent de chariot pour transporter dans la terre meuble une petite boule, formée de fumier desséché, où il a eu la précaution de pondre ses œufs. Rien d'amusant comme de voir un Sisyphe grimper le long d'une côte en traînant après lui son précieux far deau. Qu'un obstacle, un misérable petit caillou se présente, la boule se détache et dégringole jusqu'au bas de la pente. Notre sisyphe ne se décourage pas ; le père Josué m'autorisa à m'eu as surer. Le bout de mon bâton lui ayant fait perdre sa boule, le sisyphe revint sur ses pas, ressaisit son far deau et reprit avec résignation sa tâche interrompue. —C'est tout de même dommage, dis-je alors, que tant de curieuses bêtes vivent dans des endroits mal propres ! — Un peu de patience, Pierre, me répondit M. Spitz; la nature offre tous les contrastes. Pour t'en con-; vaincre, je n'aurai tout à l'heure, en revenant, qu'à explorer les saules de la vallée, et je serai bien surpris si nous ne trouvons pas une paire ou deux de capricornes musqués. Le capricorne musqué ! Figurez vous de charmants insectes, aux antennes déliés, aux élytres brillant d'un or vert ou violet d'un éclat magnifique, répandant un doux par fmn qui rappelle celui de l'essence de roses. I,a provision fut abondante ; ce soir-là j'en rapportai trois à la maison, que Jules voulut a toute force emprisonner dans sen mouchoir. Avec tout cela il me restait à connaître l'utilité des flacons, au son imprégné d'essence de thym, et le tamis des fourmilières. L'usage du son s'expliquait aisément ; enfouis dans cette poussière odorante, les insectes destinés aux collections s'endormaient rapidement pour ne plus se réveiller ; puisqu'il fallait en détruite un certain nombre, autant valait employer ce moyen économi que et parfumé. Quand au tamis, c'était une affaire compliquée. —Il nous faudia toute une mati née pour le voir à l'œuvre, me dit le père Josué ; ce sera donc pour dimanche prochain. A dimanche ! VIII. LA REPUBLIQUE DES FOURMIS. Ce dimanche-là, le temps était délicieux. A la lisière du bois, les sentiers, chargés de graines d'un rouge de corail, étincelaient, et l'on entendait les petits cris d'appel des grives matinales. Le ciel d'un bleu clair, encore assombri sur les bords par les dernières ombres de la nuit, annonçait une chaude journée/ des flancs du Donon descendaient des traînées de vapeurs blanchâtres que la brise déchirait en flocons L'air était d'une limpidité extraordinaire ; les flèches élancées des sapins se dessinaient comme un trait sur le vert tendre des prairies ; déjà des nuées d'insectes bourdonnaient dans les premiers rayons du jour. Dès cinq heures, j'étais sur pied Jules, par faveur spéciale, avait obtenu de m'accompagner. Comme il y a des différences dans les familles ! C'était du vif-argent qui coulait dans mes veines, taudis que Jules, depuis qu'il était affranchi de mes mauvais exemples, se montrait l'un des plus sages de l'école. Rodolphe lui même, le conspirateur Rodolphe, avait perdu sou influence. Chaque samedi, M. Herrenschmidt pendait au cou de Jules la croix d'étain retenue par un ruban rouge, en récompense de sa bonne conduite. Il promettait de faire plus tard un excellent employé du gouvernement, et mon père le voyait déjà l'héritier de sa charge. Cela ne l'empêchait pas d'aimer, lui aussi, la forêt, et il ne se fit pas prier deux fois pour être de la partie. M. Spitz nous attendait sur le seuil de sa porte, équipé de pied en cap, le parapluie blanc sous le bras, le tamis en bandoulière, la pioche à la ceinture, en véritable uniforme de chasseur d'insectes. C'est un plaisir que de marcher dans la montagne quand la terre dure résonne sous le pied, quand le soleil caressant n'a pas encore eu le temps d'incendier la route. Charlotte trot joyeusement à 1 avant-garde, ^ ous arpentons la vallée dans la Jb-ection de Natzviller. Après avoir l aiss é le village à gauche, nous sui vons un chemin de schhtt qui monte 1(3 lon S du topent de ki Serva. La site est un des plus pittoresques Ja pays. Les feuillage verdoyants que dore la lumière blonde se rejoi gnent en arceaux sur nos têtes, et ne laissent apparaître dans leurs trouées que de minces losanges de ciel bleu. L eau rebondit sur les roches et forme une série de chutes où bouillonne de l'argent liquide, une cascade moins imposante que cellès de la forêt Noire ou de la Suisse, mais souriante, babil larde, tout à Tunissoti de ce paysage familier. Le père Josué, qui continue à nous servir de guide, traverse le pont de la cascade et s'engage dans une sorte de temple où les troncs droits des sapins ressemblent à des colonnes gothiques. Il fait presque nuit dans cette partie de la forêt, le sol est semé d'une poussière bruue, couleur de tabac d'Espagne, faite de détritus d'aiguil les de sapin desséchées. De distance en distance, cette poussière s'amasse en cônes pareils à des pains de sucre, sur lesquels courent effarées des fourmis rouges et noires. —Nous sommes arrivés, dit M. Spitz ; nous voici en plein pays des fourmis. Il eut bientôt fait de se débarrasser de son tamis et de sortir de son étui la pioche à main qu'il y avait enfer mée. —Le tamis, reprit-il, ne nous re tiendra guère. Vous avez déjà vu l'opération, les enfants. Te souviens tu, Pierre, de la colère de Charlotte quand la maudite pierre de ton ami Rodolphe est venue bousculer ma besogne ? Comme si Charlotte avait compris le sens de ces paroles, elle fit entendre un sourd gro|nement. —Paix ! la vieille, pas de rancune. Nous ne serons pas dérangés aujour d'hui. Nous apprîmes alors que le tami sage des fourmilières avait pour but de séparer des fourmis et de leur mobilier certains de leurs locataires de taille exiguë, de petits coléoptères, des nains de l'entomologie, qui élisent domicile dans la maison et font ex cellent ménage avec les propriétaires. Le crible est assez fin pour retenir la charpente de l'édifice et ses hôte3 de droit, c'est-à-dire les fourmis et les brindilles de bois desséché, assez gios pour laisser passer les invités. Vous voyez, ajouta M. Spitz en forme de conclusion, que, quoi qu'en dise la fable, la fourmi est hospita lière à ses heures. Si elle a eu des démêlés avec la cigale, c'est qu'évi demment la cigale était dans son tort. Ce ne fut pas le moins curieux de l'affaire. Quand le père Josué eut emprisonné dans un de ses flacons une provision suffisante de ces petits coléoptères, il nous fit signe de le i suivre, et il s attaqua a une fourmi-1 lière géante, au plus beau monument de l'endroit. —Attention ! dit-il ; pour ce que je veux vous montrer, il est inutile de saccager à tort et à travers la maison que ces pauvres bêtes ont eu tant de mal à construire. Voyez comme elles sont déjà inquiètes ! La pioche avait commencé son œuvre. La partie supérieure du cône était entamée ; M. Spitz en avait détaché une calotte sphérique et l'intérieur était à nu. Les fourmis, exaspérées, accouraient de toutes parts : beaucoup d'entre elles por taient dans leurs mandibules de petites molécules blanches et se pré cipitaient à l'envi dans des couloirs ténébreux juste assez larges pour les laisser passer. —Ce sont leurs œufs et leurs larves quelles portent ainsi, dit M. Spitz. Ces ouvrières vont les mettre à l'abri dans les galeries souterraines. Re gardez maintenant et suivez bien mes explications. Quel étonnant roman que cette histoire des fourmis ! L'expérience ne fut pas la seule ; dans plus d'une autre promenade, le père Josué m'enseigna à me servir de mes yeux et à interpréter ce que je voyais. Je devins bientôt presque aussi familier ! avec les mœurs de ces insectes que l'avait été leur premier historien, le célèbre Iluber, qui, aveugle, recourut aux lumières de sa femme et trouva moyen de voir par les yeux de l'esprit plus clairement que beaucoup d'autres par les yeux du corps. Nous pûmes ainsi nous convaincre que les fourmis sont des architectes incomparables. La plupart de leurs maisons, celles-là mêmes que M. Spitz démontait avec des précautions infinies, se composent de deux étages avec de grandes chambres qui com muniquent les unes aux autres au moyen de galeries voûtées. Les murs sont lisses et polis comme si la truelle d'un maçon y avait passé. Chaque étage répond à des besoins particuliers : ce sont des abris, des citadelles, des chahffoirs pour l'hiver ; ce sont aussi des nurseries, des chambres de nourrices, soigneusement, abritées pour l'éducation des larves et des œufs. —Vous ne voyez ici, ajouta M. Spitz, que le gros de l'œuvre. Mais plus tard, je suis sûr, Pierre, que tu prendras goût pour l'histoire natu relle et que tu passeras comme moi de longues heures à surprendre ces ingénieuses petites bêtes sur le fait Eiles contruisent des voûtes dont voici un très bel échantillon. Eh bien, toutes ne sont pas également habiles : il y a dans leurs tribus des contres-maîtres et des apprentis. Un jour que j'épiais ce travail, une ouvrière avait donné trop peu d'élé vation à la voûte pour qu'elle pût rejoindre le compartiment opposé sur lequel elle devait reposer. Si l'ou vrage avait été continué de cette façon, il aurait rencontré le mur à la moitié de sa hauteur, la construction eût été manquée. Mais voici qu'une autre fourmi, chargée sans doute des fonctions d'inspectrice, vient à passer : elle avise le défaut, elle jette elle même à bas le plafond en faute, elle exhausse le mur qui devait le rejoin dre. Cela fait, elle emploie les débris des matériaux restants et met dernière patte à l'ouvrage. Que pensez-vous de cela ? Un dit que les enfants n'aiment que les contes de fée : je vous assure pourtant que Jules et moi nous étions tout oreilles. M. Spitz n'eût pas plutôt fini son histoire que je lui dis : Encore ! et Jules fit chorus, —Eh bieu, reprit-il, puisque ces histoires vou 3 amusent, apprenez qu'à tant d'autres mérites, les fourmis joignent celui d'être des baromètres vivants. Te rappelles-tu, Pierre, le joli orage que nous ayons reçu tous les deux sur le dos, à mi-chemin du lac Lameix, le jour de la chauve-sou ris ? Si j'avais été plus attentif, les fourmis m'auraient averti de la chose, et au lieu de m'égarer au loin, je serais rentré à la maison trois bonnes heures plus tôt.—Il est. vrai, ajouta tril en riant, que dans ce cas le pauvre Pierre serait resté dans son trou jusqu'à ce qu'un bûcheron fût passé sur le chemin de sclditt, c'est-à dire jusqu'au lendemain matin. —Elles parlent donc, les fourmis ? demanda Jules. —Non, mon enfant, elles ne parlent pas ; mais pour l'affaire en question cela revient au même. Ce jour-là, dans l'après-midi, je m'étais arrêté devant un nid très grand, et j'avais remarqué tout de suite que ces four rais de bois étaient fort agitées. Savez-vous ce qu'elles faisaient ? Filles étaient tout simplement en train de barricader leurs portes, leurs passages d'entrée et de sortie au moyen de brindilles de bois. Ces fétus entrecroisés leur servaient à boucher peu à peu les trous ; quand presque toutes les issues furent closes, les fourmis rentrèrent une à une, à la queue leu leu. Or, ce travail de précaution s'accomplit chaque soir, de même chaque matin les ouvrières retirent les petites barrières qui ferment les portes. ''La pluie menace-t-elle, le temps est-t-il à l orage, l'opération se fait dans la journée. Pendant toute la durée de la tempête la famille esta l'aise, en sécurité dans ses logements ; quel ques gardiennes seules restent en observation derrière les barricades, prêtes à donner l'alarme en cas d accident. Je savais ces choses depuis longtemps ; mais je me suis dit, ce jour-là, que j'aurais le temps de faire ma tournée avant la pluie, et je ne m'en repens pas, puisque, grâce à mon retard, petit Pierre et moi nous sommes aujourd'hui les meil leurs amis du monde." Le temps passe vite à de pareils entretiens. Pourtant notre curiosité n'était pas encore complètement satisfaite, et 31. Spitz me voyant examiner avec attention une grosse fourmi noire que je tenais entre le pouce et l'index : —Celles-là, me dit-il, sont de bon nes et loyales travailleuses à qui il n'y a rien à reprocher. Ce n'est pas comme une certaine espèce de four mis à pattes rouges qui ne vit que de rapines et de déprédations. Les fourmis dont je parle ne travaillent pas ; leur plus clair métier est d'aller dans les fourmilières voisines s'empa rer par ruse ou par force des ouvriè res qu'elles soumettent à l'état de captivité Elles se procurent ainsi des bonnes à tout faire qui gardent la maison, nourrissent et élèvent les larves, pendant que leurs seigneurs et maîtres se donnent du bon temps et passent leur vie à la chasse ou dans la fainéantise. La nature, mes en fants, donne le plus souvent à l'hom me d'admirables leçons ; voilà pour tant un exemple qu'il ne faudrait pas suivre. Cette histoire des fourmis qui se procurent des domestiques à bon marché eut le privilège d'amuser Jules. —C'est très drôle tout cela, dit-il ; ces petites bêtes ont bien de l'esprit ; il ne leur manque que la parole. —La parole ? mais elles l'ont, ou plutôt le geste, ce qui revient au même. —Comme les sourds-muets alors ? —Si tu veux ; en tout cas, le résul tat est analogue. Ecoutez cette dernière histoire et nous aurons fini. Je m'étais amusé un jour à déposer sur la route, à moins de dix mètres de la clôture de mon jardin, une proie morte, un escargot sorti de sa coquille. C'était là, pour des fourmis, un mor ceau friand, mais difficile à emporter. Une fourmi arrive et tourne autour du colimaçon, puis deux, puis trois ; en cinq minutes, il y en avait dix, il y en avait cent Les voilà qui tiennent conseil... —Elles parlaient donc ? interrom pit Jules, qui tenait à son idée. —Elles parlaient certainement, ou, tout au moins, plusieurs couples, arrêtés tête à tête, frottaient leurs antennes les unes contre les autres avec de petits airs entendus. Tout à coup, une escouade se détache du groupe principal, et où va-t-elle ? Droit à la fourmilière voisine, que je connaissais de longue date. A cha que fourmi qu'elles rencontrent, nos émissaires fout halte, frottent leurs antennes à celles des nouvelles venues, et elles ont l'air de leur dire : "Dé pêchez-vous donc : tout près d'ici il y a .une fameuse aubaine ; la colonie entière n'y sera pas de trop." Le fait est qu'un quart d'heure après, c'était un ruisseau noir à deux cou rants qui allait de la fourmilière au colimaçon. Les unes déchiquetaient leur proie en petits morceaux ; les autres rapportaient ces miettes au logis. La place fut bientôt nette et le garde-manger de la fourmilière approvisionné pour longtemps. Suite a la page suivante.