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La Sentinelle de Thibodaux. JOURNAL DU 9 M ' DISTRICT SENATORIAL. -—— JOURNAL OFFICIEL DE LA VILLE DE THIBODAUX ET DE LA PAROISSE LAFOURCHE. VOL. 20 THIBODAUX, Lue, SAMEDI, 24 EEVRIER 1894. No. 30 No. 11 FEUILLETON ni mm. Par A. DkLamothe. IV Suite On pourrait même couronner la fête par le départ d'une montgolfière, dit Etienne. —Oh! non, s'écria son frère, ce serait le comble de l'imprudence. —Sans personne dans la nacelle — Pas plus d'une manière que d'une autre. Paul a raison, reprit l'abbé, les Vouatouas ne sont pas aussi niais qu'ils en ont l'air, et en voyant s'élever une machine sem blable à celle oue Flora leur fait coudre avec tant de soin, ils se doute raient de quelque chose et brûleraient ou mettraient en pièces notre aéros tat. —C'est vrai, très vrai, je retire ma proposition, repaftit Etienne. —L'abbé a dit notre et non pas votre aérostat, murmura Flora à l'oreille du docteur qui sourit en mettant un doigt sur sa bouche. Le brave homme espérait que son éloquence avait fait changer de résolution à son ami. Les jours suivants le P. O'Reilly ne dit pas un mot qui pût faire soupçonner qu'il tenait tou jours à demeurer seul chez les Voua touas, il est vrai qu'il ne parla pas non plus dans un sens opposé, et personne ne remit sur le tapis cette question brûlante. D'ailleurs on avait pour le mo ment tant d'autres sujets de préoc cupations ! En faisant part à Ouri-Bara du mariage arrêté entre Paul et Flora, M. Durand avait annoncé de grandes fêtes et convié au festin le roi noir et ses huit conseillers, il s'agissait non seulement de tenir parole, mais de donner à la foule accourue pour jouir de ces plaisirs, des divertisse ments capables d'inspirer dans tous les esprits une admiration voisine de la terreur pour la puissance des visages pâles, sentiment qui devait singulièrement favoriser les projets de l'évasion projetée pour le temps qui suivrait la grande expédition contre les éléphants. La physique et la chimie devant jouer un grand rôle dans ces fêtes, l'abbé proposa son concours au doc teur qui, l'acceptant avec empresse ment, s'enferma mystérieusement avec lui dans son laboratoire. Sur l'esplanade, au-devant de la porte de la cour, Benito fut chargé de faire dresser en face de la grande case construite spécialement pour le festin, un mât de cocagne soigneuse ment poli et savonné, un trapèze avec ses accessoires, uue estrade avec sa table pour y faire des tours d'es camotage, et à l'angle opposé, un épaulement en terre pour le tir des fusées, des soleils ou autres pièces d'artifice, ainsi que l'établissement d'une batterie composée du canon macombar et de deux fusils à élé phants. Enfin, au sommet de la tourelle, fut accrochée une cage mystérieuse, dont l'usage demeura secret à tous les visages pâles, sauf au docteur. Faul, Etienne et Jupiter, nommés granus-veueurs pour la circonstance, reçurent l'ordre de fournir de venai son l'office confié aux soin* de John sous la surveillance de Flora, qui, tout en faisant exécuter dans son atelier toutes les draperies, les tentu res, flammes et drapeaux nécessaires, dut coudre secrètement dans sa chambre les pièces en baudruche découpées par le docteur, et sur lesquelles il comptait pour sa grande surprise. Ali et scs éléphants Forward et Magog, avaient été désignés pour suivre les chasseurs, transporter les grosses pièces de gibier et aussi pour traîner sur l'esplanade, afin de les y dresser, les matériaux employés aux constructions. Ces préparatifs, poussés avec ardeur, et qui excitaient au plus haut point la curiosité des Vouatouas. ne laissaient pas d'inquiéter Ouri-Bara qui, effrayé par les sinistres prédic tions du grand sorcier, aurait voulu profiter des fréquentes sorties de Paul et de son frère pour les faire égorger, mais cet assassinat pouvant compromettre le complot, beaucoup mieux ourdi du Lion dévorant, celui ci s'y opposa, prétextant une préten due apparition d'un esprit quelcon que lui ayant fait défense, sous peine, de mort, de rien entreprendre avant la fameuse guerre anx éléphants. Comme toujours, le crédule roi des nains se laissa persuader, et promit qu'il attendrait avant de tenter quoi que ce pût être, le retour de son complice qui, craignant d'être sur pris par les chasseurs, abandonna sa hutte à médecine pour s'eufouçer plus avant dans la forêt sans révéler a son ami le lieu de sa retraite. Bien lui prit du reste d'avoir pris ces précautions, car le lendemain même de son départ, les chasseurs, toujours accompagnés de leur fameu se garde d'honneur, s'arrêtèrent pour déjeuner sous le toit délabré qui lui avait servi de refuge. Ils avaient été entraînés là par un énorme rhinocéros blanc qui les ayant char gés avec son impétuosité ordinaire, aussi féroce que bestiale, aurait in failliblement tué Etienne si Proser pine lui sautant hardiment à l'oreille au même moment, ne s'y était cram pronnée si fortement avec ses croes, qu'effrayé de l'attaque de cet adver saire inconnu, il n'avait pri9 la fuize, emportant à travers bois le boule dogue sans pouvoir s'en débarrasser. Les deux frères savaient combien est coriace et détestable la chair de ce hideux animal, mais ils voulaient ravoir leur fidèle chien et avaient poursuivi le monstre furieux, leurs revolvers à balle électrique à la main, attendant pour tirer que Proserpine eût desserré les dents. Ce ne fut pas le chien, mais l'oreille qui lâcha enfin, et fiappé à la croupe par une balle, le rhinocéros était tombé mort avant d'avoir pu se venger. Les chasseurs avaient mieux à faire qu'à se charger d'un poids énorme de viande aussi détestable, ils l'abandonnèrent à leurs gardes qui dépécèrent l'animal pour le boucaner sur place ; seul le cuir fut mis en réserve puis transporté à la Villa pour être jeté dans la fosse de la tannerie organisée par le docteur et être ensuite transformé en chaus sures aussi solides qu'impermeables, cousues avec des nerfs desséchés par les artistes Vouatouas qui, fort habiles dans la fabrication des ron daches et des boucliers, confection naient sinon élégamment, au moins très solidement, les bottes dont seuls se servaient les Européens. Après le gros gibier, antilopes, buffles, zèbres, élans dont les deux éléphants eurent bientôt rapporté nne montagne à Vouatouama où les naturels la préparèrent de manière à la conserver pour le grand festin, le tour du gibier fin arriva et outardes, peidrix, perroquets, pintades, tourte relies, pigeons bleus vinrent s'entas scr dans la cuisine pour y être plu més par Jack et son compagnon qui, d'abord, se refusèrent à ce supplé ment de travail, mais ne tardèrent pas à s'en acquitter avec une mer-: veilleuse dextérité, quand John qui ne plaisantait que rarement les eut largement cinglés de coups de fouet. L'aide des deux singes était du reste indispensable au mécanicien américain auquel Bob venait d'être enlevé momentanément par le doc teur pour le service du laboratoire où il entretenait le feu des cornues, pilait dans les mortieis des drogues dont la poudre les faisaient éternuer, ou remuait avec de grandes spatules des mélanges dont l'odeur âcre et nauséabonde faisait soupirer le gourmand exilé de la cuisine dont les parfums, s'exhalant des mar mites, caressaient si agréablement son odorat. Il est vrai qu'une aventure des. moins agréables avait, le jour même de son entrée au laboratoire, mis en garrle à tout jamais le négrillon contre les produits culinaires de cette officine. Ce jour-là, le docteur après avoir goûté une liqueur qu'à son parfum bien connu de lui Bob n'avait pas douté être de cette excellente eau de-vie de palmier, qu'en prudente maîtresse de maison Flora tenait toujours sous clef, avait versé la bouteille tout entière dans une bassine, puis après l'avoir presque portée au boint d'ébullition, était et ia allé prendre dans une boite un petit cylindre de pâte rouge brun assez j semblable à un bâton de pâte de ! coing ou autre friandise sucrée, et, après l'avoir fait dissoudre dans l'eau-de-vie dont les vapeurs embau maient le laboratoire, avait soigneu sement filtré la liqueur. Déjà pendant qu'elle refroidissait, it était allé chercher des flacons pour j pour la renfermer précieusement, et j le gourmand pensait avec douleur j qu'il ne pourrait pas y goûter, lorsque j Jupiter ouvrant la porte avertit M. j Durand que Flora le priait de quitter | un instant ses opérations. Le docteur sortît en disant à son aide. —Ne touche rien, je vais reve nir. Un petit verre était à la portée de la main du négrillon qui saisit et le plongea aussitôt dans la bassine. Malheureusement la liqueur brû lante demandait à être refroidie, le gourmand eut beau souffler, remuer, il fallut quelques minutes. Enfin il porte le verre à ses lèvres et ses narines se dilatèrent, c'était bien la fameuse eau-de-vie de palmier ; il en dégusta quelques gouttes avec délices, aspira encore l'arome avec son large nez et se préparait îf reprendre sa dégustation quand il entendit les pas du docteur. Il n'y avait plus à hési ter, d'un coup il avala le contenn du verre qu'il essuya avec un pan de son vêtement et le replaça sur la tablette. Le, chimiste ne remarqua rien, remplit ses flacons, les boucha avec le plus grand soin et les rangea 9ur les rayons d'une armoire dont il portait toujours la clef sur lui. —Regarde bien, dit-il au négrillon en achevant sa besogne, tous ces flacons renferment un poison terrible, quelques gouttes suffi:aient pour tuer un éléphant, si doue j'oubliais.. Un gémissement étouffé l'inter rompit, il se retourna vivement et poussa un cri d'épouvante. Des deux mains se serrant l'esto mae, le noir, dont le visage avait pris une teinte gris cendre et dont les pupilles prodigieusement dilatées exprimaient une stupeur douloureu se, se tordait sous les étreintes d'une vive douleur. —Malheureux! s'eciia le docteur, qu as-tu avalé ? L'enfant ne répondit pas, des larmes silencieuses coulaient sur ses joues, il paraissait hébété. Le médecin le prit par le bras pour le contraindre à parler, au • lieu de parler il tomba lourd comme un plomb. —John! Jupiter! cria M. Durand dans le tube de caoutchouc qui reliait le laboratoire à la cuisine, de l'eau chaude, vite de l'eau chaude ! Il fallait que cet appel fût bien pressant, car John, Jupiter et Flora accoururent en même temps. En entrant ils trouvèrent le doc teur agenouillé près de Bob dont il tâtait le pouls. —Mon Dieu ! s'exclama la jeune fille, qu'est-il arrivé ? —Il est arrivé que ce brigand, répondit le chimiste furieux, s'est empoisonné en binant de l'opium pendant que j'étais sorti ; un verre et une plume ; toi, Jupiter, tiens-lui ia mâchoire ouverte de force, vous Flora, procurez-moi du café noir en abondance. Ah ! le coquin, il a voulu avaler, eh bien ! il avalera je lui en réponds. Et le docteur se mit à gaver 9on malade et à lui enfoncer uue plume dans la gorge pour provoquer des vomissements. Bob, quoique presque privé de contre ce sentiment se défendait ! déluge, — Oh ! tu peux gigotter comme une grenouille, vilain moricaud, mais tu m'as volé mon opium et tu le rendras où j'j' perdrai mon latin, vociférait le terrible guérisseur. Les vomissements vinrent enfin, j de nature à prouver à M. Durand j qu il ne s'était point trompé sur la j nature de la maladie, mais le froid j envahissait peu à peu les membres j du malade, c'était un grave symp | tome. —John, cria le docteur, prends moi cette peau de chat sauvage dare comme une brosse et frictionne-moi cet animal à tour de bras, jusqu'à ce qu'il luise comme mes bottes quand c'est moi-même qui les cire. Habitué chaque matin à laver le pont du navire quand il était mate lot, l'Américain retroussa ses man ches jusqu'à ce que Jupiter attirât l'attention de M. Durand en criant —Moins fort, moins fort, tu vas lui faire prendre feu, il fume déjà. Le fait est qu'il était brûlant. —Assez, dit le docteur, passons à un autre exercise : Bob, mon garçon, nous allons à présent prendre le café. —Grcâe, grâce, murmura l'enfant revenu à lui, mais dont un sommeil de plomb abaissait les paupières. —Avale toujours où je te fais mettre l'entonnoir entre les dents. Le négrillon but la tasse, cela le réveilla un peu, cependant trois minutes ne s'étaient pas écoulées qu'il dormait déjà. Dormir quand on est empoisonné par l'opium ou le laudanum c'est mourir. —John, ta consigne sera d'empê cher ce gaillard de sommeiller, et toi, J upiter, de lui faire prendre une dose de café toutes les cinq minutes ; m'avez-vous compris ? —Parfaitement. I —Dans ce cas je vous le confie, vous en îépondez ? —Nous en répondons. Alors le docteur sortit pour porter des nouvelles de l'empoisonné à Flora, occupée au café, et fort inquiète de (et événement. —Ce'a ne sera rien, lui dit M > Durand, mais la leçon sera bonne. Elle avait été bonne en effet, car depuis ce jour, ni pour or ni pour argent, Bob n'aurait goûté au plat ie plus succulent s'il eut vu le chi miste y toucher. Grâce à l'activité déployée par chacun des membres de la colonie, les préparatifs étaient entièrement terminés, quarante-huit heures avant le grand jour du mariage. Si cette solennité intéressait vive ment le habitants de la Villa-Soleil, elle avait pris pour les Vouatouas l'importance d'une fête nationale ou plutôt d'un de ces rares événements qui font date dans l'histoire d'un peuple. Depuis plus d'une semaine lu capitals faisait ses préparatifs ; dans chaque case blanchie à neuf, enguir landée de verdure, surmontée de petits drapeaux, couturières et fai seuses de pombé, travaillaient nuit et jour, les unes à fabriquer la liqueur dont les flots doivent couler pendant les réjouissances, les autres à battre l'écorce fine du figuier Roko, autre ment appelé l'arbre aux habits, qui fournit à la population ces vêtements d'une éblouissante blancheur dont les jeunes filles aiment à se parer dans les grandes occasions, à la couper, à la coudre, et à tailler pour les hommes des manteaux faits avec les dépouilles du zèbre, du leucotis ou antilope blanche, de 1 élan ou même de la girafe. Il n'y avait pas jusqu'aux idoles que les païens n'eussent repeintes a nouveau avec leurs couleurs favo rites, le rouge et le blanc. Chacun des chefs invités au festin avait aussi tenu à honneur de faire aux fiancés de somptueux présents consistant en nattes tressées et peintes, délicats ouvrages de spar terie, manteaux de plumes aussi remarquables par l'admirable coloris du tissu que par l'originalité du dessin, aiguille de tête en ivoire sculpté, dont les femmes se servent pour soutenir l'édifice de leurs che veux, anneaux d'or, pour les oreilles, le nez, les bras et les jambes, colliers et carcans, plaques et agrafes, pré sents destinés à Flora et pompeuse ment apportés par une procession de jeunes naines vêtues de leurs plus beaux habits, et auxquelles la jeune fiancée distribua quelques mètres de rubans, de petits miroirs, des foulards et des étoffes de soie ou de laine re trouvés dans sa chambre de Y éclair et regardés par celles qui les reçurent I comme des présents d'une valeur infinie. Les cadeaux offerts à Paul et ap portés par une longue file de guer riers, consistaient surtout en victuail les, en vin de palmier, œufs d'au truche et armes. Parmi ces der nières, dont quelques-unes données par Ouri-Bara on remarquait une lance à deux mains à la hampe d'i voire sculptée, un arc en corne de buffle à clous d'or, un carquois en peu de crocodile et un manteau, royal taillé dans la dépouille de deux léo pards réellement magnifiques ; les autres cadeaux moins somptueux se composaient de trompes d'ivoires, de couteaux en forme de serpe, de poignards dont la lame ondée, comme une flamme tranchait des deux côtés. Suite al a page tuivcnle