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La Sentinelle de Thibodaux. JOURNAL DU 0' ,B DISTRICT SENATORIAL. JOURNAL OFFICIEL DE LA PAROISSE LAFOURCHE ET (IA RDI ES DES INTERETS DE LA VILLE. VOL. 30 THIBODAUX, Lne, SAMEDI, 20 JUIN 1895. No. 48 No. T FEUILLETON. TANTE ANNE par Mrs. W. K. Clifford. Tnuluidc'anglaispar Léon Boche -I n rendez vous ? — Oui, répondit solennellement la vieille dame. Il est de mon avis qu'il n'y a jamais en, et dans aucun pays, de monument d'une plus belle architecture que celui du prince Albert. Nous étions convenus de nous y rcueoutrer et de l'examiner ensemble. Mais il vient de m'écrire ce matin pour m'annoncer que Wal ter partait pour les Indes, et je lui ai immédiatement télégraphié que je 11 e pourrais le voir aujourd'hui, car je pensais vous être agréable en vous exprimant de vive voix ma tendre sympathie, Florence. Elle prononça ces derniers mots avec un certain désappointement et comme froissée. _C'est bien aimable de votre part, tante Anne ; mais, en vérité, je ne puis qu'être heureuse pour lui du repos qu'il va prendre et ses nouvelles fonctions. __Il faut que je le voie avant son départ. Il est possible que je ne le revoie jamais, dit Mrs Baines après un instant de silence. —üh ! vous le revenez, tante Aune. —Je lui ai apporté deux petites preuves que j'ai pensé à lui, en m em pressant de venir après avoir appris la nouvelle... Cela lui sera utile, je le sais. Ce sont des pastilles à la glycerine, Florence. C'est excellent pour la gorge.. . Les brouillards sur mer ou les sables du désert 1 incom moderont sûrement. _Je vous remercie. Vous êtes trop aimable et vraiment trop géné reuse. —Mon amour, si j'avais des mille livres par an, je les partagerais avec vous; et voici une petite boîte de ciseaux de différentes tailles. Je sais combien les messieurs aiment à avoir des paires de ciseaux appropriées à leurs différents besoins. J'ai pensé quelles pourraient lui être utiles pendant le voyage. Elle eut un petit soupir de soulage ment, comme si, en présentant ses cadeaux, elle avait débarrassé d'un poids sou esprit. —Je suppose que W alter n est pas encore descendu, ajouta-t-elle. _11 est dans sa chambre, dit Flo rence un peu confuse. Je crains qu'il ne tarde à venir. Tante Anne clignota de l'œil gauche. Mais, si elle comprenait parfaitement la raison de 1 absence de Walter, elle avait trop de tact pour le laisser voir. —Si c'est votre désir, ma chérie, je me priverai du plaisir de lui dire un dernier adieu. —Eh bien ! chère tante, quand il descendra, il aura bien des choses a faire, répondit Florence, de plus en plus confuse, car elle s apercevait que tante Anne devinait la ruse. —Mon amour, je le compiends, dit solennellement Mrs Baines, et il saura que ce n'est pas par manque d affection que je ne l'attends pas. [)ites-lui qu'il est constamment dans ma pensée. Elle ramena lentement son châle de cachemire noir sur ses épaules, et boutonna ses gants de chevreau. ' Pauvre tante Anne! pensa Ho rqnce, quand elle fut partie ; elle rendrait tragiques h moindres événements de la vie." —Oh ! le misérable lâche, dit-elle à Walter, qui s'enfuit comme ça ! —Oui, ma chérie ; mais je meurs de faim, et, réellement, vous savez, Floggie, que le diable emporte tante An'ne ! —Oh ! elle est si bonne ! dit Flo* rence, en lui montrant les cadeaux. Mais comment M. Wimple sait-il que vous partez pour les Indes ? — Je l'ai rencontré hier au bureau, où il était venu pour voir Fisher. C'était convenu l'autre soir. —C'est bien extraordinaire, cette amitié subite avec tante Anne. —Oui, très extraordinaire, se con tenta-t-il de répondre en riant, et la vieille dame fut oubliée. La veille du départ arriva. Le lendemain, un jeudi, Walter devait prendre l'express du matin pour Southampton. Ses préparatifs étaient terminés. 11 n'avait plus rien à faire. —Si nous allions passer cette dernière journée A Richmond, chère Floggie ? Nous la terminerions par un excellent petit dîner n'importe où. —Oui, répondit-elle, ravie, quoi qu'elle eût le cœur bien gros ; mais dînons ici, dans notre salle à manger, pour votre dernier soir. Je comman derai un dîner extra. —Si extra que ça ? —Oui, oui, affreux gourmand. —Très bien, chérie ; alors, allez le commander, et tenez-vous prête à partir le plus tôt possible. Nous passerons gaiement la journée. Soy ons heurèux aujourd'hui, chère Flog gie, continua-t-il, d'un ton sérieux comique, car il y a toujours une chance pour qu'on ne voie pas le lendemain. Ils partirent : lui, comme un boy, | en dépit de ses trente ans ; elle, j comme une petite pensionnaire, en J dépit de ses deux enfants et de ses j huit années de mariage. J — Prenons un cab, et faisons-nous | conduire A Waterloo, dit Walter ; nous monterons dans le premier I train partant pour n importe quelle j direction. Le cheval de ce cab me j semble bon; prenous-le. Comme ils arrivaient à l'embarca- 1 dère, une voit ure A quatre roues le ! quittait, le cocher maugréant contre la somme que venaient de lui payer ilenx individus qui le regardaient s'éloigner. _Tiens, Wimple ! s'écria Walter ; qui est donc avec lui ? Florence leva vivement les yeux M. Wimple portait un vêtement gris, usé jusqu'à la corde, le cou et la bouche entourés d'un grand cache nez, car ce matin d'octobre était glacial. Il tenait A la main uu vieux porte-manteau brun. Auprès de lui se tenait une jeune femme de vingt cinq aus environ, grande, jolie, mais d'aspect vulgaire. Elle suivait des yeux le cab qui s'éloignait, avec uu froncement de sourcils qui disait que c'était elle qui l'avait pa\é chiche ment. Tous les deux, l'homme et la femme, avaient l'air pauvre, commun et singulièrement peu prévenant. Il était impossible de ne pas peuser qu ils étaient ensemble. Tout A coup, Alfred Wimple rencontra le regard de Walter, et lui fit gravement un sigue de la tête sans la moindre confusion, mais il dit évidemment tout bas quelque chose à l'oreille de sa compagne, car tous deux se hâtèrent vers l'une des portes de l'embarcadère. "Cet horrible Wimple sera donc toujours sur notre chemin !" se dit Florence. En quittant le guichet dos billets, elle l'aperçut marchant très vite, accompagné de son amie, sur la plate-forme, line minute après, ils montèrent dans le train de Portsmouth, sur le point de partir. '•Si c'est là sa connaissance de Liphook, je ne lui en fais pas mon compliment, pensa Walter. Alfred s'est toujours raccroché à de drôles de gens." Mais il garda pour lui sa réflexion, et se borna à dire tout haut : —Dites donc, Floggie, si M. Wim ple venait vous voir pendant mon absence, ne soyez pas impolie envers lui, et. mvitez-le à dîner quand vous le pourrez. Le pauvre diable semble toujours à moitié mort de faim. Fish er à l'intention de lui donner du tra vail. Ca l'aidera peut-être un peu. Mais du diable si je me doute de ce que peut être eetle tille. Est-ce encore l'héritière d'un tailleur dont il ne peut solder sa note ? Si je le rencontrais demain, Dieu sait quel mensonge il me ferait. 11 a toujours été menteur, le pauvre gars. Ils passèrent une journée délicieuse à Windsor, et, le lendemain matin, de bonne heure, Walter partit pour Sou thampton. Florence voulut l'accom pagner jusqu'au steamer. —Nous passerons encore ensemble cette journée, dit-elle, reprise de la tristesse de le quitter, maintenant «pie l'heure du départ approchait. Mais il semblait que le train volât sur les rails dans sa hâte d'arriver, et le voyage fut de courte durée. Le temps se passa ensuite dans l'agitation de l'installation à bord ; et, presque sans s'en apercevoir, Flo rence se retrouva dans le train qui la ramenait à Londres. Comme dans un rêve, elle se rendît de la station A son domicile, pensant à son mari, maintenant en pleine mer. Elle était contente de l'avoir vu sur le steamer, Elle pouvait se le figurer assis A la longue table dans le salon, ou dans sa cabine, regardant à travers le hublot l'écume blanche des vagues, Oui ; elle voyait tout clairement Elle poussa un long soupir. C était une brave petite femme, mais elle avait fait tant d'efforts pour ne pas laisser voir sa douleur à Walter, «juoiqu'au dernier moment de lasépa ration A bord elle n'ait pas été capable de la cacher tout à fait,—que main tenant, en retournant chez elle,, sans lui, si seule, elle éclata en sanglots. "Mais j'aurai du courage, j'aurai du courage, se disait-elle, au milieu de ses larmes ; seulement, c'est bien dur, car il n'est personne comme lui dans le monde, personne, personne, et nous ne nous sommes jamais quittés !" Quand elle arriva devant sa mai son, elle la regarda un instant avec uu nouveau serrement de cœur. Comme elle serait morne et triste sans Walter ! 11 y avait une faible lumière dans le salon. Probable ment que les domestiques y avaient laissé un lampe allumée, car les jours diminuaient, et il faisait déjà presque sombre. Ses enfants devaient être couchés ; mais ils ne dormaient pas encore sans doute, et elle pensa à leurs cris de joie, en entendant sou pas dans l'escalier, quand elle monte rait les embrasser. Elle se servit du passe-partout «le 1 Walter pour ouvrir la porte, et entra : j mais elle s'arrêta brusquement, éton née. Il y avait dans le hall deux malles carrées, de ces malles en usage autrefois, deux malles en bois recou vertes de toile brune, et ficelées avec de la grosse corde. Sur chacune d'elles était clouée une carte blanche, où se lisait écrit d'une écriture que Florence connaissait bien : Mrs Haines aux soins de Mrs îlihbert Tandis «lu'ellc était là à contempler l'adresse, un domestique, qui l'avait entendue rentrer, s'approcha. —Mrs Baines est ici depuis onze heures du mutin. Ma'am ; elle est dans le salon, et n'a rien pris «le toute la journée, excepté une tasse de thé et un petit toast que la bonne lui a fait griller A quatre heures. Elle attend pour vous voir. Il était évident qu'il \ avait eu quelque catastrophe. Florence se liâta «le monter au premier étage. —Tante Anne! <|n'e?t-ii «Ion«.« arri-1 vé ? s'ena-telle, en entrant «Lus le! salon. La vieille «lame était assise près de la cheminée Ses mains maigres étaient déganti'es. in iis elle n avait «ôté ni son pardessus i; -*»ti chapeau, dont elle avait cependant jeté de côté le voile de crêpe noir. Smi visage était fatigué et anxieux . en voyant entrer Florence, une expression d'indignation brilla dans ses yeux, comme si le souvenir «le quelque insulte lui fût tout A coup revenu A l'esprit. Elle s'avança les mains tendues. —Florence, je suis venue A vous pour vous demander conseil. .Je suis sans abri. . .J'ai été insultée,... humiliée. Sa voix se brisa. —Je suis venue A vous...Je... je.. . --Tante Anne, chère tante Anne, que s'est-il passé ? Tante Anne releva la tête, et, d'une voix ferme : —Mou amour, j'ai été insultée? —Insultée, tante Anne ! Comment? Par «pii ? —Uni, mon amour, insultée. J'avais souvent eu l'occasion de réprimander les domestiques pour leur conduite, pour leur manque de respect envers moi. La cuisinière était abominable, et aucune observa tion n'avait prise sur elle. Aujour d'hui, son impertinence a dépassé toutes les bornes. Je le dis à Mrs North, et lui demandai «le la renvoyer. Mrs North a refusé,—refusé, «pioique la domestique ait oublié le respect qu'elle me devait, et,—ce matin,—je ne puis répéter ses paroles. —Mais, dit Florence, vous n'avez certainement pas permis Aune domes tique de vous faire la loi. —Non, Florence, ce n'est pas la loi ; je ne permettrais pas à une inférieure de discuter mes ordres. C'est Mrs North. Oh ! elle a été cruelle ! Elle a mieux aimé croire ses domestiques que moi. Je lui avais dit qu'ils me manquaient de respect, qu'ils n'avaient pas pour moi les égards qui m'étaient dus, et que, à moins qu'elle ne fit uu exemple et ne renvoyât au moins l'un d'eux, il me serait impossible de rester dans la maison, et alors, mon amour, elle me répondit que.. .que. .. Eile s'arrêta un instant. —Je n ai pas le courage de le répéter, je ne puis le répéter Flo rence ; mais, ma chérie, il y a aussi d'autres raisono «jue je ne puis vous dire.—Et me voilà ici, sans asile, malheureuse et insultée. Je me suis enfuie vers vous, sachant bien que vous seriez indignée, que votre cher cœur saignerait pour moi. —Mais vous vous trouviez si heu reuse ! —Et je l'étais, mon amour. — Et Mrs. North était si excellente pour vous ! N'auriez-vous pu vous arranger pour.. —Non, mon amour ; j'ai «lu me îappeler ee qui m'est dû. —Mais, chère tante Anne, ne pensez-vous pas qu'il eût été préfé râble de ne pas faire attention ?.. .. —Florence, si vous ne pouvez sympathiser avec moi, je vous prierai de ne pas insister sur ee sujet, répondit la vieille dame, en levant la tête et d'un ton de surprise. Si vous vous adressiez A moi, dans des condi tions semblables, je prendrais certai nement votre parti. —Mais ne voyez-vous pas, tante Anne, que.. .. —Je préférerais ne pas continue«* la discussion, mon amour, dit douce ment la vieille dame. Vous êtes «q jeune et si Inexpérimentée que peut-être ne pouvez-vous pas eom prendre mes sentiments. Il fallait que la cuisinier«- ou moi quittions In maison. Il y avait encore d'autres raisons, je le répète, qui me faisaient juger peu convenable, et même me rendaient impossible de rester. Mrs North avait depuis quelque temps fait preuve d'une légèreté de- maniè res que je ne pouvais admettre. Sa sœur ne demeure plus avec elle, et son mari est A des mille lieues d'elle. Malgré cela, elle est toujours en plaisirs. Je lie puis croire qu'elle aime M. North ; autrement, elle regretterait plus son absence. Je sais ee que c'est qu'un mariage heureux, Florence ; et, vous aussi le savez, mon amour. Vous com prendrez, par conséquent, que je trouve sa conduite répréhensible. J'ai cru de mon devoir de lui dire. —Oui, je sais, dit Florence, d'un air de lassitude, et ne pouvant se défendre de penser que tante Anne avait agi un peu follement. Alors, elle sonna, et ordonna de préparer le thé dans la salle A manger, un de ces thés substantiels qu'aiment les femmes et que les hommes abhorrent. —Maintenant, asseyez-vous, et oubliez tous vos ennuis, dit-elle, doucement ; vous êtes fatiguée et agitée. Essayez de ne penser A rien jusqu'à ce que vous vous soyez reposée. La chambre libre est tout à fait prête,*et vous vous coucherez de bonne heure, comme moi, car j'ai aussi besoin de repos après cetle interminable journée. —Je sais combien élis a dû être pénible pour vous, dit Mrs Baines, en secouant tristement la tête, et qu'il vous tarde d'être seule pour penser tout à votre aise à votre cher Walter. Mais je ne vous gênerai qu'une nuit. Demain, je trouverai uu appartement. — Pas un mot de plus à ce sujet, tante Anne. Vous êtes la bienvenue ici, répondit aimablement Florence, quoique au fond du cœur elle rageât de cette intrusion. —Dites-moi, mon amour, tout s'est il bien passé lors du départ de Wal ter ? demanda tante Anne de cet air que I on prend quelquefois en parlant de ceux qui sont morts à la satisfac tion plutôt de leurs parents. —Oui. Il a mis à la voile il y a quelques heures. Je reviens seule ment de Southampton. —Je le sais. A-t-il pris avec lui mes petits cadeaux, ma chère ? —Oui. Il les a emportés. Mais descendons à la salle à manger, tante Anne, vous devez être morte de faim. Alors, eu un instant, tante Anne retrouva ses anciennes manières, ces manières qui avaient je ne sais que' charme irrésistible, et regarda Flo rence. la [toge suivante Suite