Newspaper Page Text
La Sentinelle de ilnltodaiiv. JOURNAL DU DISTRICT SENATORIAL. JOURNAL OFFICIEL DE LA PAROISSE LAFOÜRCEE ET GARDIEN DES INTERETS DE LA VILLE. fOL. 32 THIBODAUX, Lne, SAMEDI, 23 JANVIER 1897. No 2« ii 1 il 11 S p ar JULES MAF.Y DEUXIEME ]' AKTIE. les heritiers. VIII départ Après le départ de Valentin, Sérielle se disposait à sortir. Quel 0 SO u projet ? Elle était irrésolue acore. Certes, "lie ne voulait point ordonner au marquis, et, puisque Stk marquis qui lui fournissait K moyens de se venger, elle se ragerait. A»ttt de partir elle fit demander bd entretien au marquis ; Norbert était dans son cabinet de travail ; est là qu'elle le trouva, assis dans jB fauteuil, les bras croisés, ne «vaillant pas, ne lisant pas. Il «Malt attendre et réfléchissait profoBdément. 11 était vêtu comme te moment où il eut avec Gabrielle cette conversation que \ alentiu entendit U avait encore le visage très pale ; cependant il paraissait pins calme ; on eut dit qu il était »listait, soulagé d'un grand poids, après une résolution prise qu il lui avait coûté de longs et pénibles efforts et qu'il n'attendait plus qu un événe ment pour que cette résolution fût suivie d'effet. Une boite de pistolets très riches était ouverte sur son tareau ; un pistolet y manquait ; il était tout armé à portée de la main ne Norbert. A la vue de sa femme, Norbert avait voulu se lever, mais u eu avait pas eu la force saus doute, car, apres an mouvement, d redevint immobile. Seulement l'entrée de Gabrielle avait dû lui causer une émotion bien profonde, car une violente rougeur, tranchant avec la pâleur de cire de »n visage, avait coloré ses joues aux pommettes. Et son regard sembla dresser le pistolet près de lui. Gabrielle avait, dans les yeux et toute la physionomie, une étrange «pression de dureté, d'ironie, île Beuaee. Elle vint à lui et resta d debout: —Vous avez joué tout à l'heure devant moi, dit-elle d'une voix basse «tremblante, une infâme comédie. —Moi ? dit-il, sans comprendre. —La comédie du remords et du repentir, d'un remords que vous SMirez jamais, d'un repentir qui ne peut entrer dans votre cœur. Vous t&ppeiez-vous ce que vous avez dit ? —Certes ! —Le répéteriez-vous ? —\oici. J'ai dit que je serais heureux, oh ! Gabrielle, ma Gabrielle *lï e j'aime, que je continuerais de 'ous aimer, que j adorerais votre ®uiu, même si de votre main je devais une mortelle blessure. Voilà 86 G 06 j ai dit, Gabrielle. - Sans doute, vous vous êtes dit : ' Eu jouant cette comédie j attendri Ba femme et je gagnerai mon purdoa." —Non, ce que j'ai dit était la 'vrité vous avez donc bien agi. Alor», je suis perdu ; je m'y atten k' â - Ma résolution était prise. L saisit le pistolet. —Regardez ! Ceux qui viendront * »'auront pas vivant. Elle haussa les épaules et eut un ^ de mépris. -Comédie ! Vous avez voulu me T^r par le spectacle d'un repen Gf qui n'existe pas. —Gabrielle ! —Et j e» ai la preuve, mint où vous me donniez Au mo- | établi n'aviez ----------------------- le conseil j d aller au parquet, vous saviez que le 1 pour je ic jure, Gabrielle, il y a cinq j minutes, avant votre entrée, j'ignorais tout ce que vous venez de m'appren- j dre. OU ! Gabrielle, croyez-moi, ma j vie est devenue bien lourde et j'ai crime n'est pas assez vous poursuivre et que vous rien à i raindre. —Certes, dit-il avec emportement. Je le assez du poids de mes fautes, je pourrais dire, hélas ! de mes crimes, sans que vous y ajoutiez le fardeau de fautes imaginaires. Je vous jure, Gabrielle, sur votre vie, à vous qui m'êtes si chère, qui in'tles si sacrée, je vous jure que j'étais de bonne foi en vous donnant les moyens de me perdre, je vous jure que j'aurais été heureu/ d'être frappé par vous. Elle ne répondit pas, ses traits restaient durs. Il eut un geste d'impatience farouche, douloureuse, et il lui prit les bras. Parfois, daus ce caractère entier, la violence reprenait le dessus. Quelque chose comme du sang passait devant ses jeux. —Ah ! que je vous aime mieux ainsi ! dit-elle sans se défendre. Il la laissa, lit quelques pas dans le salon et, saisissant de nouveau le pistolet, il le mit de force entre les mains de la jeune femme. —Tuez-moi donc ! dit-il. Je souf frirai moins. Elle le repoussa et gravement : —J'y ai déjà songé, dit-elle, vous souffririez moins, cela est vrai, et voilà pourquoi je ne vous ai pas tué sans doute. Il tressaillit et son ceil devint haggard. U eut peur uu moment. U sentait combien ce mot contenait de souffrance passées, de rancunes amassées, de fiel au fond du au fond du cœur, Il comprit qu'il avait à jamais flétri cette âme de jeune fille à laquelle il j avait appris la haine, alors qu'elle j n'avait jamais connu que l'amour. _Gabrielle, dit-il d'une voix | sourde, ééoute'z-moi. Ce pistolet, je ! l'avais placé près de moi, parce que J je m'attendais, d'un instaut a l'autre, | à être arrêté, après votre démarche J au parquet, je me serais tué. Etait- j ce donc aussi de la comédie, cela ? j Lorsque vous Ôtes entrée, Gabrielle, | j'ai cru que vous veniez me dire que tout était fini et que, m'ayant perdu, vous veniez jouir de ma mort. Mais je ne serais pas mort, Gabrielle, sans vous dire, oh ! du moins vous allez me croire, que j ai tout fait pour arracher à Rouquin, que je hais autant que vous et qui m'épouvante plus que vous peut-être, cette mal heureuse famille Seuechal dont un membre vient d être frappé. Averti par Rouquin de ce qu'il projetait, j'ai essavé tie sauver André, en le faisaut fuir. ,J ai couru à la rue Bleue et je suis arrivé, sinon à temps, du moins, Audré vivait encore, demandez à \ aient in qui ma vu. Il pourra vous dire que j'ai essayé de sauver André, je u ai pas voulu que vous le sachiez plus tôt, aussi je lui ai demandé le secret. Ilélas ! André est mort ou près de mourir ! __J'ai vu Valeutiu et il ne ma rien dit de cela. _Soit, mais il est une autre victime désignée par Rouquin et que j'ai sauvée malgré lui, saus qu'il eu sache rien ; il est un homme qui pourra vous dire ce que j'ai fait et pourquoi je l'ai fait. Un homme que tout le monde croit mort, vous aussi, comme tout le monde, et qui est bien vivant, caché aux j'eux de tous, un homme, un vieillard inoffensif, faible et doux, a qui vous devez ..... ' ' vous la vie, Gabrielle, dont vous portez le. deuil, et que vous appeliez du nom de votre père. Mou père, dit-elle avec un grand —Mon père murmura-t-elle eu passant les deux mains sur son front, ayant peur de devenir folle. Qu'est ee qu'il dit donc, cet homme ? l.t pourquoi parle-t-il de mon père ? —Votre père est vivant, Gabrielle. cri, malheureux ! vous blasphémez ! —Non, je ne blasphème pas. —Mon père ? dit-elle pour ia troisième fois. Mou père dont j'ai vu le pauvre corps tout meurtri par les bateaux de la Seiue, mou père, qui repose en paix, dans uu caveau, au cimetière ; mon père, que j'ai vu mort, enfin ! Vous blasphémez, vous dis-je ! ou vous êtes fou ! —Remettez vous, Gabrielle, et dites-vous bien que non, je ne suis pas fou, et que je me garderais de vous causer une pareille joie, si je devais être obligé plus tard de vous détromper. Votre père vit, Gabrielle. Lui aussi, comme les Sénéchal, comme vous-même, lui aussi allait être frappé par Rouquin. Alors, je l'ai fait disparaître. Celui qui a passé pour votre père n'était qu'un homme mort à l'hôpital, inconnu, sans ami et sans pareuts. Les vêtements qu'il portait étaient ceux de votre père. C'est vrai, et, pour que la ruse fut plus complète, ou n'a pas eu besoin défigurer son visage, car le pauvre diable était tombé d'uu échafaudage et était méconnaissable. Son corps allait être livré aux médecins. Je lui ai fait donner la sépulture, sous un autre nom, c'est vrai, mais il n'y a pas eu là de sacrilège, car j'ai ainsi sauvé ses membres du bistouri d'un savant. Cette ruse a sauvé votre père, Gabrielle, que Rouquin allait frapper et qui allait mourir ! —Mais cet homme est doue un monstre ! Norbert baissa la tête. L anathè me sur llouquiu, quoi qu'il eût fait, retombait sur lui. Tout a coup, Gabrielle s'approcha de son mari, Son visage n'avait plus ja meme expression de dureté. Il le vit bien, et comme si une espérance eût germé tout au fond de son cœur, il soupira, j II respirait sans doute plus librement. | Ses yeux s'éclairèrent. List il quelque chose au monde que vous respectiez encore, dit Gabrielle, et sur quoi vous puissiez jurer ?, Il secoua lentement la tête : —Je ne peux jurer que sur vous, Gabrielle, car il n'y a que vous au j monde que j aime et que je respecte, j _Je vous crois, dit-elle après un j instant. Oui, je vous crois. _Gabrielle ! fit-il, devenu atroce ment pâle. Et, tout chancelant, il appuya les mains sur sa poitrine, du côté de son cœur qui lui faisait mal. —Jurez donc sur moi que vous Il ne m'avez pas menti ! Que mou père est vivant ! Que vous lui avez épargné la mort. Jurez-le moi, jurez-le sur la mémoire de votre père et de. votre mère, que vous avez du aimer et respecter aussi. —Oui, je le jure. Doutez-vous encore ? —Non, dit-elle, non, plus. Où est-il ? —Au château de Bois-Tordu, à Corbigny-eu-Morvan. _Et rien ne m'empêche de partir? —Rien ! Elle regarda attentivement le marquis. Elle doutait, malgré elle. Il s'avança. Elle se recula, mais il fit un geste instinctif comme pour la j j je ne doute ! retenir. —Gabrielle, après ee qua je viens de vous dire, de vous apprendre, après ce quej'ai fait, vous avez donc toujours autant d'horreur de moi ? Pourtant, Gabrielle, dit-il d'une voix très douce où tremblaient les larmes, puisque je ne suis coupable qu envers vous, c'est vous seule qui pouvez me donner mon pardon' —D'autres que moi ont souffert par vous ! -—Je u'ai pas trempé dans les crimes de llouquiu, je le jure, Gabrielle ! Aucune tache de sang ne souille mes mains ! , Elle s'éloignait, silencieuse, parce j qu'il essaj'ait encore de se rapprocher, j —Je vous crois, dit-elle parlant enfin. Ah! Gabrielle, fit il avec une indicible expression de joie infinie. —Oui, vous êtes innocent du meurtre. Mais vous êtes le complice de celui qui a ou voulait tuer. Un pacte vous lie à ce misérable, quoi que vous fassiez pour vous délier. C'est votre désir de luxe et votre ambitiou qui ont armé la main de Rouquin. Pourquoi le meurtre de Siméon, l'attentat contre Audré ? Pour arriver à la possession d'une j j j fortune. Pour qui cette fortune ? Pour Rouquin et pour vous. C'est vous-même qui me l'avez dit. \ ous vous rappelez ? Concluez donc, monsieur d'Argentai ! Il baissa la tête. Ses lèvres mur murèrent deux mots, qui ne furent pas prononcés, tant sa gorge était contractée. Et ces deux mots étaient : —C'est vrai ! Elle se dirigea vers ia porte pour sortir. Mais, là, sur le point de disparaître, elle s'arrêta. Elle avait une dernière question sur les lèvres. Il comprenait toujours ses pensées, avant même qu'elle les exprimât. Il dit : —Que voulez-vous me demander ? —Une seule chose. —Parlez ! _Pourquoi m'avez-vous caché aussi longtemps que mon père fût vivant ? Pourquoi, s'il est vrai que vous avez teuté de sauver Audré avoir tenu secrète votre tentative ? Il soupira. —Plût à Dieu que je vous eusse caché ces choses plus longtemps. Ne eompreuez-vous pas que si Rouquin devinait que j ai horreur de ces crimes et de cette fortune, gagnée au prix de tant de boutes, s il savait que Bertara est vivant, que j'ai voulu sauver André, il deviendrait mon plus mortel ennemi ? _Et vous avez peur de lui, vous l'avez dit ? — Il m'épouvante. Oh ! ue souriez pas, Gabrielle. Ce n'est pas pour moi que je crains, je tremble pour vous. certitude. —Pour moi ? —C'est sur vous, aussi bien que sur moi que se retournera la veugeau ce de cet homme dès qu'il verra que je l'ai trahi. Il était possible de le combattre aussi longtemps que j'eusse en secret déjoué ses projets. Mais me déclarer son ennemi ouver tement, ainsi que je vais le faire, c'est déchaîner sa haine implacable, Et vous savez ce que peut cette haine, Gabrielle. Elle passera peut être au-dessus de moi pour vous atteindre. Mais, madame, je ne prendrai conseil que de mou repentir. Seulement, dites-moi si quelque jour lointain, quand vous aurez vu ce que vous avez fait de moi, dites-moi si un mot de pardon ne tombera pas de vos lèvres. Je ne demande pas une Je voudrais que vous , j avoir dit uu mot. j sur son front. l'horrible nuit où je vis depuis que je vous aime ! Et haletant, si faible qu'on eût juré qu'il allait s'évanouir, sa redin gote, serrée sur sa poitrine, soulevée par les bonds désordonnés de sou cœur, il l'implorait toujours. Mais devant Gabrielle, passèrent comme une légion de fantômes, les souvenirs des deux dernières années, elle se rappela tout cela en une seconde, et il le comprit, encore à son regard. — Gabrielle, murmura-t-il d'uue voix mourante, Gabrielle. Mais elle sortit lentement, sans Il passa les mains Un gémissement s'échappa de ses lèvres et il se laissa glisser sur son fauteuil. Sa tête ! tomba lourdement, sur le bureau et il ne remua plus. Il était évanoui. : ? si de j'ai La nuit était venue quand Norbert revint à lui. 11 se souleva péniblement. Ses membres étaient raidis. Uue sorte de vieillesse précoce s était emparée d'eux, les affaiblissait, les courbatu rait. Sou large et puissant front, du reste, était constamment ridé. Et dans sa chevelure épaisse, d'un blond ardent, presque rousse, coupée toujours très ras, quelques cheveux bianes apparaissaient du côté des tempes. Il fit quelques pas dans son cabinet, s'appuya un moment sur la cheminée, la tête entre les mains, soupirant parfois. Qm aurait pu dire les navrantes pensées de cet homme ? Il alla a la fenêtre, écarta les rideaux et regarda dans la cour. Celle-ci était déserte, éclairée par les deux becs de gaz allumés de chaque côté du perron ; les gens étaient à l'office ; les fenêtres de la marquise, dont les appartements occupaient, en face de ceux de Norbert, l'aîle droite de 1 hôtel, étaient plongées daus l'obscurité. Une à uue il regardait toutes ces fenêtres, espé rant y découvrir, au milieu de la nuit, la silhouette de sa femme. Au bout de quelques temps uue fenêtre s'eu tr'ouvrit. Une femme s'accouda sur le balcon. La nuit empêchait de distinguer ses traits. Elle resta là longtemps. Elle ne bougeait pas, regardant vaguement devant elle dans la nuit. On eût dit uue statue. C'était Gabrielle. Uu quart d'heure après, ia femme de chambre de Gabrielle entrait chez le marquis, qu elle trouva près de la fenêtre et qui, tout absorbé, ue l'entendit pas. Elle toussa, remua un fauteuil, le marquis l'aperçut, enfin. — Qu'est-ce ? dit-il en reconnaissant la camériste. # Celle-ci lui tendit une lettre de sa maîtresse. Il la décacheta. La lettre disait seulement : "J'ai hâte de voir mon père et je pars." 11 répondit aussitôt : "C'est bien, vous êtes libre. Mon amour saura vous protéger de loin comme de près. Le lendemain de votre arrivée à Bois Tordu, deux de vos amis, des vôtres, dis-je, et non des miens, seront auprès de vous. Adieu !" Il la vit partir, en effet, le lende main dau3 la journée. Il espéra, jusqu'au bout, qu'elle se retournerait vers le salon, où il était descendu, et d'où il la guettait. Mais elle monta en voiture sans lui adresser ni uu mot ni un regard. Elle était inexo rable. A Suivre